La narration de la multiplication des pains
en tant que récit eucharistique
À partir de ces premières remarques, il est acquis que l’actant du récit n’est pas le
Jésus de l’histoire mais le
Christ de la foi, et que l’action que
celui-ci exerce sur les pains est conforme au rite de la fraction du pain. Dès lors on pourrait aussi affirmer que le récit est eucharistique. Mais pour prouver ce caractère d’une façon exhaustive, il nous reste à préciser ce qui est propre et spécifique au rite décrit par le texte, afin de le situer historiquement, à l’aide des trois étapes du processus diachronique du sens.
Cette fraction du pain possède en propre le manque de toute référence à la mort du
Seigneur. Quoique cette omission soit insuffisante pour nous autoriser à dénier le caractère eucharistique du récit, elle est par contre déterminante pour nous obliger à l’exclure du
deuxième cycle du processus diachronique, où la fraction du pain prend précisément sens de la mort du
Christ. Cette exclusion est confirmée aussi par le fait que le même récit ne fait pas mention de la coupe qui, dans les textes du deuxième cycle, accompagne la fraction du pain.
Nous ne pouvons pas non plus situer cette fraction du pain dans le cadre du
troisième cycle eucharistique, puisqu’elle ne constitue pas un repas « avec le
Seigneur ». En effet, quoique
Jésus y soit présent,
il ne mange pas avec les gens : non seulement le texte ne le dit pas, mais la cohérence du récit s’y oppose. On remarquera que
Jésus ne bénit les pains que pour les autres, dans le but d’assouvir leur faim, qui lui est étranger. Quant aux pains, ils sont distribués aux participants sitôt coupés, de sorte que rien n’est supposé rester dans les mains du bénisseur. La suite des actes semble s’inscrire dans une relation qui n’est pas immanente à la multitude mais transcendante, à la façon d’un acte de création propre à
Dieu. Et si l’on cherche à reproduire picturalement la scène, on constatera que
Jésus est plongé dans une solitude qui le détache aussi bien de la foule, qui se rassasie, que
des disciples occupés à la distribution de la nourriture.
Jésus opère sur
terre, parmi les hommes, comme venant du
ciel. C’est à propos que le texte de
Marc souligne
qu’il bénit les pains «
levant les yeux vers le ciel », expression sans doute symbolique pour exprimer que la condition de son être est divine et céleste.
Ce caractère
du personnage et de son action trahit l’appartenance du récit au
premier cycle de la pratique eucharistique. Ce
Jésus absent et présent semble bien correspondre au
Christ-Esprit propre à ces récits, dont l’impact est une relation de puissance. Là, la fraction du pain n’a pour réalité que le partage de vie par l’échange entre les personnes et la mise en commun des biens ; ici aussi elle comporte le partage de la nourriture et la communion des personnes au sein d’un banquet. Nous sommes donc encore bien loin de la fraction du pain comme sacrifice ou comme rencontre avec le
Christ qui vient, cette rencontre coïncide avec la vie de la communauté elle-même, vécue comme œuvre du
Christ.
Situé dans un moment du processus diachronique du sens, le récit de la multiplication ne peut pas ne pas être eucharistique. On doit même affirmer qu’il précède les récits de la cène : c’est ce privilège d’ancienneté qui explique son insertion dans les quatre évangiles, alors que le récit de la cène est exclu de celui de
Jean.